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En vingt-quatre heures, le poussin évadé atteignit les dimensions d’un immeuble de six étages, en trois jours il fut aussi grand qu’une colline. Et il continua de grandir. Ses ailes s’étaient développées comme celles d’un oiseau de haut vol, et la population de Moontown, atterrée, le voyait tourner au-dessus de la ville comme un nuage de tornade.
Il ne s’éloignait guère de la Ville d’Acier. Il semblait attiré vers elle. On crut tout d’abord que c’était l’effet de son instinct natal, mais on fut vite fixé sur ses véritables raisons. La vue de ce volatile bouchant tout un pan de ciel répandait l’inquiétude chez les habitants de Moontown. Le Conseil de la Ville prit des mesures d’urgence. Il fit tout d’abord arrêter le directeur du C.I.R.E.A. et le chef de basse cour, puis remettre en état les batteries de D.C.A. Mais on ne put tirer. Les projectiles avaient été dévissés dans l’enthousiasme du désarmement. Un zoologue de l’O.N.U. déclara que des obus ordinaires seraient d’ailleurs sans effet contre la carapace de plumes de l’oiseau, qui devait atteindre plusieurs mètres d’épaisseur. Il aurait fallu l’attaquer avec des obus au phosphore. Mais un évêque américain avait fait mettre au ban de l’humanité cette arme horrible de la G. M. 2. S’il était permis de bénir les escadrilles qui allaient en déverser quelques milliers de tonnes sur les villes allemandes, c’était au nom du droit, de la justice et de la civilisation. Celle-ci n’étant plus en péril, il convenait de rendre à Satan ce qui était à Satan.
Faute de bombe au phosphore, et les projectiles atomiques offrant trop de danger pour un objectif rapproché, restaient les avions lance flammes. Les Etats-Unis offrirent de rééquiper trois escadrilles désaffectées. Cela demanderait quelques jours, peut-être quelques semaines.
En attendant, le Conseil de la Ville fit fonctionner les sirènes d’alarme à plein hurlement, chaque fois que la poulette – car c’était manifestement une géline – semblait vouloir se rapprocher davantage de la ville. Les premières fois, elle prit peur et s’enfuit en poussant des gloussements qui faisaient trembler les murs d’acier Fier de ces résultats, le Conseil fit radiodiffuser des communiqués rassurants, à la fin desquels il déclarait à ses honorables citoyens qu’il fallait tout de même bien se rappeler qu’une poule n’avait jamais fait de mal à personne.
Le dimanche, la poule, malgré le barrage des sirènes, se posa au milieu des parcs intérieurs de Moontown et se mit à picorer la foule qui assistait à un match de football. En quelques instants, elle eut avalé six cents personnes. Puis elle s’envola, à peine plus lourde.
Le monde entier en frémit d’horreur. Mourir du bec d’une poule ! Etre avalé, digéré par une poule ! Quel sort pour la créature de Dieu ! Les familles des morts regrettaient qu’ils ne fussent pas plutôt tombés sur un champ de bataille, qu’ils n’eussent pas péri dans un embrasement atomique. Morts, enfin, d’une noble mort…
La population de Moontown profitait de la nuit pour fuir par tous les moyens possibles de locomotion. Mais la poule, maintenant, étendait sa domination sur toute une partie de l’Afrique. Elle avait atteint la taille d’un massif montagneux et son appétit était à l’échelle. Elle grattait des pans de forêt, picorait des éléphants sauvages, mais n’y trouvait pas satiété. Elle volait lourdement, toujours affamée, en quête d’une nourriture qui lui devenait de plus en plus imperceptible. Le souffle de ses ailes déracinait les arbres, emportait les maisons. Elle s’abattait sur une ville, avalait les autobus, les trains et les camions, grattait quelques quartiers, s’étonnait de ne pas trouver quelque gros ver ou quelque bonne graine, cherchait de son œil rond, poussait un petit cri de déception « croô » qui faisait éclater les tympans à dix kilomètres à la ronde, puis s’envolait en lâchant une fiente où se noyaient dix mille personnes.
Les avions ne purent réussir à l’approcher pendant qu’elle était en vol. Ils laissèrent tomber sur elle pendant la nuit des projectiles de toutes sortes qui ne provoquèrent que des incendies locaux et des trous insignifiants dans son manteau de plumes. Le Conseil de l’O.N.U., réuni à La Havane, décida d’employer les grands moyens et passa commande d’une bombe atomique à l’industrie argentine. Toutes les Nations consultées avaient prétendu qu’elles n’en possédaient aucune en stock.
Mais la poule ne devait pas mourir de la main des hommes. Affamée, ne trouvant plus de nourriture à sa taille, elle en fut réduite à manger des mousses, c’est-à-dire des forêts. Cette verdure ne lui suffisait pas et elle s’affaiblissait de jour en jour. Rappelée par l’instinct vers les lieux qui l’avaient vue naître, elle vint s’accroupir sur l’immense cercle de Moontown, fit un dernier effort, se releva, poussa un chant de victoire, fit quelques pas et s’abattit morte, sur mille hectares de forêt. Derrière elle, elle laissait perché sur Moontown, comme sur un coquetier, un œuf tout blanc, son premier et son dernier, au sommet duquel les neiges éternelles commençaient déjà à se précipiter.
Les derniers habitants de Moontown s’enfuirent en hâte, car le poids de l’œuf menaçait d’aplatir la ville. Une menace plus grande encore était celle du cadavre, qui, aussitôt qu’il entrerait en putréfaction, allait empoisonner le quart de l’Afrique. Des milliers d’avions vinrent répandre sur lui des nuages antiseptiques. Il n’en commença pas moins bientôt à bouillonner et à se répandre. Une équipe de savants munis de masques, armés de grues, de scies mécaniques et de pelles, de foreuses, de fouisseuses, de tanks, de tracteurs, de bulldozers, de palans, de chèvres, de treuils, d’échelles télescopiques, de réfrigérateurs, de dynamite et de lances d’incendie à haute pression, avait déjà entrepris d’ouvrir son crâne pour pratiquer l’autopsie de son cerveau. D’autres essayaient de se frayer un tunnel vers son foie et son cœur. Ils durent y renoncer devant l’abondance des sérosités, qui menaçaient de les emporter dans leurs torrents glaireux.
Bientôt savants et curieux durent d’ailleurs abandonner le terrain. De cette montagne de chair en putréfaction se mirent en effet à surgir des animaux informes, transparents, munis de cils, de tentacules, unis en chaîne, rassemblés en globes, rampants, sautants, grouillants, qui se partageaient en deux, en quatre, en seize, en mille, chaque moitié devenant aussitôt un animal entier et se partageant à son tour. Ces immondes se nourrissaient de la pourriture qu’ils empoignaient à pleins tentacules et s’enfonçaient directement dans le ventre. Ils se battaient entre eux, s’affrontaient et s’avalaient et se digéraient sans cesser de se multiplier. Leur travail faisait un bruit d’océan qui s’entendait à des kilomètres.
Les savants les avaient tout de suite identifiés. C’était la flore microbienne habituelle aux putréfactions. Qu’elle fût à l’échelle du cadavre auquel elle s’attaquait, cela provenait sans doute de l’influence de l’aliment 253 assimilé par la poule et présent dans ses cellules. Leur gigantisme était bénédiction. Ils auraient tôt fait de liquider le cadavre. Ensuite, faute de nourriture à leur taille, ils cesseraient de se reproduire et se dessécheraient sur place. On pourrait alors, sans danger, les ramasser et les détruire. Si la décomposition de la poule avait donné lieu à l’habituelle prolifération d’infiniment petits, ce furoncle eût risqué de donner la gangrène à la Terre entière. Mais les infiniment petits devenus grands ne trouveraient pas d’organisme vivant à leur échelle pour y pénétrer. Ils étaient trop lourds pour s’en aller au gré du vent. Ils étaient condamnés à sécher sur place.
Il suffisait, en attendant, de monter la garde autour du cadavre pour empêcher les fauves de venir y tâter. Car lions, hyènes, chacals, nourris de la poule, fussent à leur tour devenus géants.
Il fut relativement facile d’établir un cordon de rayons qu’aucun être vivant ne pût franchir. Et des escadrilles d’avions lance-flammes détruisirent les oiseaux carnassiers qui tentaient de s'approcher de sa table si plantureusement servie.
Restait l’œuf.
Diverses propositions furent émises : lui atteler une fusée à réaction qui l’emporterait dans l’éther. Mais ce n’était pas sans risque de casse. Et alors quelle pluie !
Le cuire sur place par radar et en distribuer les morceaux aux populations affamées de l’Inde. L’Angleterre s’y opposa, de crainte que les Hindous ne devinssent géants.
L’enterrer. Mais quel trou il faudrait creuser ! et comment le porter jusqu’à sa tombe ?
Percer un orifice dans sa coque, et, par pipe-line, le vider dans l’océan. C’était risquer d’empoisonner les poissons de l’Atlantique ou de les transformer tous en baleines…
On cherchait, on ne trouvait point. Une prime d’un million de dollars fut promise à qui fournirait une solution acceptable. Mais les hommes allaient bientôt avoir d’autres soucis en tête.